Témoignage du Docteur D.
Chronologie de l’affaire « Docteur D. »
Le Docteur D. gynécologue-obstétricien, exerce depuis 23 ans à titre libéral à la Clinique E., en banlieue parisienne. A l’époque des faits, après résiliation par son précédent assureur pour des raisons liées à la politique de la compagnie (c’est-à-dire sans référence à un quelconque sinistre), il est assuré par la société M., avec qui il conclut un contrat prenant effet au 1er juillet 2002, renouvelable annuellement par tacite reconduction ; ce contrat comporte un plafond de 6 098 000 euros par sinistre et par année d’assurance.
2003
Madame M. se présente le 14 mars 2003 en fin de grossesse à la clinique E. L’accouchement commence spontanément le 15 mars vers 3 heures, sans participation du gynécologue ayant suivi la grossesse ; à 13h 15, la sage-femme, notant une absence de progression depuis une heure et demie, appelle le gynécologue de garde, le Docteur D., qui vient immédiatement ; il constate que la parturiente, épuisée et sous péridurale, à dilatation complète, ne peut plus faire d’efforts expulsifs et que l’enfant est engagé et l’occiput tourné vers la droite. Le Docteur D. décide d’avoir recours aux forceps : une première application pour opérer une rotation mettant l’enfant en position occipito-pubienne, une deuxième pour extraire l’enfant, le tout sans effort particulier. Celui-ci naît à 13h50 : enfant de sexe masculin, paraissant normal, dont le score APGAR est de 10 à une minute, et 10 à cinq minutes. Il est confié à la nurserie de la clinique.
Il est examiné le lendemain 16 mars vers 10h par le pédiatre de la clinique, le Dr. H., qui note « pas de trace d’hématome ou de forceps, enfant pâle, fontanelle tendue, regard inhabituel – œil droit dans l’axe et réactif à la lumière, – œil gauche regard figé vers le pied gauche et pupille en mydriase aréactive ». L’enfant est transporté le 16 mars à l’hôpital public N., service de néonatalogie, où est diagnostiqué par scanner : « hématome sous-dural, hématome parenchymateux occipital gauche avec œdème péri-lésionnel ; absence de fracture osseuse ».
Est pratiquée une « ponction sous-durale transfontanellaire », et l’enfant est traité pour des convulsions (Rivotril, Gardenal, puis Dilantin ; sédation par morphine et Hypnovel). Son état s’améliore lentement à partir de J6 et il est transféré en neuropédiatrie à J13.
Aucune plainte ou réclamation n’est formulée à ce stade à l’égard du Dr. D..
Le 28 octobre 2003, alors que ni le Dr. D. ni son assureur M. ne sont avertis de la situation de l’enfant et qu’aucune réclamation n’est encore formulée par les parents de celui-ci, l’assureur adresse au Dr. D., sous l’en-tête de son courtier B., une lettre-avenant indiquant :
« La loi n°2002-303 du 4 mars 2002 et l’article R. 781-1 du code de la santé publique (décret n°2003-288 du 28 mars 2003) ont fixé le montant des garanties que tout contrat de responsabilité civile professionnelle médicale doit respecter.
En conséquence et dans un premier temps, pour nous mettre en conformité, vous trouverez au verso de la présente le tableau des nouvelles garanties à joindre à votre contrat, tableau qui annule et remplace le précédent à compter du 1er janvier 2004.
En ce qui vous concerne, cette modification s’appliquera à compter de votre échéance principale. (…) Merci de conserver l’original de cet avenant à votre dossier et de nous retourner la copie dûment datée et signée ».
Le Dr. D. signe et renvoie le 5 novembre 2003 cet avenant qui, à partir du 1er juillet 2004, fait passer le plafond de garantie à 3 millions d’euros par sinistre et 10 millions par année d’assurance, ce qui est le minimum exigé par le décret du 28 mars. L’assureur lui a présenté cette signature comme nécessaire et urgente (« … dans un premier temps, pour nous mettre en conformité… »), alors qu’il est couvert bien au-delà du minimum pour 6 098 000 euros jusqu’au 30 juin 2004.
2004 à 2008
La famille M. s’efforce de faire soigner son enfant. Aucune réclamation n’est portée contre le Dr. D. ou son assureur.
En 2006, un kyste cérébral est opéré.
2009
Le 20 février 2009, les parents déposent une demande auprès de la Commission régionale de conciliation et d’indemnisation (CRCI). Celle-ci désigne les experts MA et MS, qui s’adjoignent un sapiteur, le Dr. MT.
2010
Les experts concluent à une faute du Dr. D. et leur conclusion est entérinée par la CRCI par avis du 22 novembre 2010.
2011
Le 21 février 2011, l’assureur M. fait une offre d’indemnisation provisionnelle de 60 000 euros, qui est refusée.
Par lettre en date du 27 avril 2011, le courtier B. avise le Dr. D. que son contrat d’assurance ne sera pas renouvelé et prendra donc fin le 1er juillet 2011 à 0 heure.
2012
A la demande des parents de l’enfant, le TGI de Bobigny désigne par ordonnance du 11 janvier 2012 trois experts, les Dr. F., V. et G..
2014
Le 8 septembre 2014, les experts F., V. et G. déposent leur rapport, concluant à une faute du Dr. D. consistant à n’avoir pas décidé de faire une césarienne et avoir commis une erreur dans le maniement des forceps.
2015
En janvier 2015, les parents de l’enfant, agissant tant pour eux-mêmes que pour leurs enfants mineurs (l’enfant A, né en 2003, et deux autres, nés ultérieurement), assignent le Dr. D. et son assureur M. devant le TGI de Bobigny.
2017
Le 9 mai 2017, le TGI de Bobigny entérine le rapport d’expertise et juge que le Dr. D. est intégralement responsable du préjudice subi par l’enfant et sa famille ; il condamne le Dr. D. et son assureur M. à verser à la CPAM une indemnité provisionnelle de 248 449,40 euros, et à l’enfant et sa famille, une indemnité provisionnelle de 508 470 euros, soit au total une indemnité provisionnelle de 746 919,40 euros, outre les dépens et les indemnités pour frais irrépétibles.
2018
En janvier 2018, les consorts M. ont fait délivrer une assignation demandant une nouvelle expertise pour évaluer l’état de l’enfant et l’évolution des préjudices, et solliciter un complément de provision. Le 13 avril 2018, une ordonnance de référé du président du TGI de Bobigny désigne le Dr. G., neurologue, comme expert et accorde un complément de provision de 348 780 euros.
Par arrêt du 22 novembre 2018, la cour d’appel de Paris réduit le complément de provision à 243 740 euros.
L’indemnisation provisionnelle globale est donc de 990 659,40 euros, plus les dépens et indemnités pour frais irrépétibles, soit plus d’un million d’euros au total.
2019
Le 16 février 2019 le Dr. G. dépose son rapport, d’où il résulte que l’enfant A., qui a alors 16 ans, est atteint de troubles cognitifs majeurs, de troubles du comportement et d’épilepsie. Il conclut notamment que « l’état neurologique de l’enfant peut être considéré comme stabilisé et définitif. Par contre, l’état situationnel n’est absolument pas résolu ». A revoir dans 3 ou 5 ans, ou si un changement dans la prise en charge survenait. Le taux de déficit fonctionnel permanent (DFP) final ne sera pas inférieur à 80%.
Le 1er mars 2019, le Dr. D. a fait assigner son assureur la compagnie M. et son courtier le cabinet B. devant le TGI de Grenoble, pour, à titre principal, faire juger que le plafond de garantie dû par la compagnie est de 6 098 000 euros et non pas de 3 millions ; à titre subsidiaire, dire que le cabinet B. a commis une faute en violant son devoir de conseil et doit réparation du préjudice en résultant.
On sait que la compagnie M. et le cabinet B. ont écrit en octobre 2003 la lettre-avenant citée plus haut, en demandant au Dr. D. de la signer « pour nous mettre en conformité » avec la loi et le décret récemment intervenus. En réalité, le Dr. D. est déjà « en conformité » puisqu’il est couvert pour 6 098 000, quand la loi et le décret exigent un minimum de 3 millions. Mais, bien insusceptible de vérifier lui-même les exigences des textes cités et faisant confiance à son assureur et à son courtier, il signe et renvoie en novembre 2003 la lettre-avenant qui abaisse sa couverture à 3 millions.
A cette époque, ni lui ni son assureur ne sont avisés d’un sinistre, puisque la première demande sera faite, par saisine de la CRCI, en février 2009. Quelques années plus tard, les parents de l’enfant A. ayant lancé une procédure de référé-expertise, l’assureur M. fait écrire au Dr. D., par lettre du courtier B. en date du 7 mars 2014, pour lui dire que « les sommes en jeu étant importantes », il couvrira jusqu’au plafond de 3 millions.
Le Dr. D. ne réagit pas, car il ignore l’étendue des dommages et le montant des indemnités susceptibles d’être adjugées. Son avocat de l’époque se veut d’ailleurs rassurant. Mais quand tombe la première condamnation, en 2017, il constate que les sommes risquent à terme d’excéder le plafond de 3 millions.
Il écrit donc au courtier B. par lettre en date du 18 décembre 2017, pour contester ce plafond, et rappeler que lors de l’accouchement litigieux, il était assuré pour 6 098 000 euros, et que c’est ce plafond qui doit s’appliquer. Le courtier ne répond pas.
Le Dr. D. envoie une deuxième lettre, en date du 3 février 2018, à laquelle le courtier B. ne répond toujours pas. Le Dr. D. écrit une troisième fois, le 21 février 2018, pour s’étonner du retard apporté à lui répondre. Ce que le courtier B. finit par faire, par lettre en date du 7 mars 2018, en invoquant la loi About du 30 décembre 2002 qui dispose, contrairement à la jurisprudence antérieure, que le contrat (et donc le plafond de garantie) applicable est celui en vigueur à la date de la première réclamation, et non plus celle du fait dommageable.
Par le procès engagé devant le tribunal de Grenoble, le Dr. D. conteste que cette loi lui soit applicable, car son contrat d’assurance a été conclu avant l’entrée en vigueur de la loi About et doit donc demeurer soumis au droit en vigueur lors de sa conclusion ; il observe que l’avenant qui a abaissé le plafond de garantie est de toutes façons de nul effet, car il a été obtenu par dol de l’assureur et de son courtier.
En juillet et septembre 2019, la famille de l’enfant A. fait assigner le Dr. D., son assureur et la CPAM devant le tribunal de Bobigny, réclamant une indemnisation à titre définitif d’environ 4,9 millions d’euros en capital, plus une rente annuelle de l’ordre de 200 000 euros.
2020
Le 3 août 2020, la compagnie M. conclut devant le tribunal de Bobigny en invoquant le plafond de garantie de 3 millions et en soutenant que les préjudices indemnisables pourraient s’élever au maximum à environ 1,9 millions en capital, plus une rente annuelle s’élevant au maximum à environ 125 000 euros.
Par conclusions du 5 août 2020, la CPAM réclame quant à elle le remboursement de 421 264,33 euros.
En août 2020, le Dr. D. fait assigner en intervention forcée le Fonds de garantie des dommages consécutifs à des actes de prévention, de diagnostic ou de soins dispensés par des professionnels de santé (FAPDS) devant le Tribunal de Bobigny, demandant que le Fonds soit condamné à prendre en charge l’indemnisation de la victime qui excèderait le plafond de garantie de l’assurance.
En octobre 2020, la famille de l’enfant A. régularise une intervention forcée dans l’instance en cours entre le Dr. D. d’une part, et l’assureur M. et son courtier B. d’autre part, devant le tribunal de Grenoble ; elle conclut le 1er octobre 2020 pour reprendre à son compte l’argumentation développée par le Dr. D. ; demander au tribunal de juger que le plafond de garantie est de 6 098 000 euros et, subsidiairement, de condamner le courtier B. à réparer le préjudice ; et pour demander au juge de la mise en état de déclarer cette affaire connexe à celle en cours à Bobigny, et de la renvoyer devant ce même tribunal.